L’association « efficacité-fatigue » remise en question

Le patron d’une petite entreprise (une quarantaine de personnes) m’appelle.

 » Je suis en train de mettre le feu à ma boîte. Il paraît que je suis insupportable, parfois infecte, les gens ne peuvent plus me supporter, au secours. »

1ère remarque : il a déjà eu l’immense courage de le formuler

Nous communiquons à distance. « Je ne sais pas ce qu’il se passe. Pour moi, tout est normal, je donne le meilleur de moi-même et pourtant les gens autour de moi semblent me fuir dès que la pression monte un peu. Je ne me rends pas compte de grand-chose. Je suis pourtant comme d’habitude. Viens ! »

2ème remarque : il a su se méfier de sa propre perception.

Il a écouté ses collaborateurs, car il sait que, sous stress sévère, le comportement change et le raisonnement s’obscurcit.

Je viens donc. Et je suis accueilli par tout le personnel réuni autour d’un café. Le patron est là, au milieu. Il dit : « J’ai fait venir Bernard pour m’aider dans mon management car je sens bien que quelque chose ne va pas et il se pourrait que se soit un peu moi. Il a carte blanche pour aller discuter avec vous et comprendre d’où vient le problème ».

3ème  remarque : une qualité irrationnelle du management s’appelle le courage. Nous y sommes.

Je fais le tour. Je vois les managers, les techniciens, les assistantes, le magasinier… Tout le monde me dit la même chose : « notre patron est super mais il en fait trop et là, à bout de nerf, il devient horrible. On a qu’une envie, c’est de partir. » Je constate beaucoup d’émotion dans les paroles que j’entends.

4ème remarque : ce ne sont pas ses qualités de patron qui sont le problème

Le problème, c’est son comportement. Après quelques heures passées en interview, retour vers mon client, pas inquiet. Je lui confirme que ce que j’ai entendu correspond bien à ce qu’il m’a expliqué.

La journée avance. Qu’avons-nous au programme ?

« Un entretien d’embauche, je dois confirmer son arrivée à un nouveau technicien et demain matin une réunion avec toute l’entreprise. »

Le nouveau technicien arrive à l’heure dite. Il est reçu par son nouveau patron qui lui explique sa mission, la raison de ce recrutement, les objectifs qui sont les siens mais aussi qu’il devra porter des chaussures de sécurité, embaucher à 8h15, faire des notes pour ses paniers repas, déposer ses congés au plus tard le… J’arrête là.

Le manager du nouvel embauché est, quant à lui, convié en toute fin d’entretien, une heure et quart quand même. Il vient et ressort deux minutes après avec son nouveau collaborateur.

5ème remarque : une première piste pour moi

Le patron a fait son job, bien, pendant un quart d’heure (mission, objectifs) mais aussi celui de son manager, le frustrant au passage de prendre sa place dans le processus. Une heure de perdue pendant laquelle il n’a pu prendre aucun coup de fil, répondre à aucune question, ni discuter à bâtons rompus avec son personnel. Soit ! Ça peut arriver.

Le lendemain, réunion générale à 8h. Tout le monde est là.

Le patron n’est pas dans un bon jour, les résultats ne sont pas là et il s’est fait remonter les bretelles par son  « N+1 ».

Il commence néanmoins par une présentation des résultats qui pondèrent certaines contre-performances : 10 minutes. Ensuite, il embraye sur la présentation d’un nouveau produit, en fait la démonstration, l’argumentaire, explique la meilleure cible client pour ce type de produit…

Puis, c’est le tour des impayés et là, le ton monte, accusateur envers deux ou trois techniciens qui piquent immédiatement du nez. Pour finir, des lettres de réclamation sont passées en revue sous l’œil penaud des assistantes encore présentes car certaines, voyant venir l’orage, sont reparties à leur poste. Notre patron finit la réunion exténué, tout rouge, énervé mais aussi satisfait. « J’ai tout donné », me dit-il en aparté.

6ème remarque : il faut sérieusement s’interroger sur ce que veut dire « tout donner ».

Au constat que, si l’épuisement rime avec la honte et la culpabilité des collaborateurs, on est sûrement passé à côté d’une certaine idée de l’efficacité.

Je comprends tout. Notre patron est un type bien, dévoué, impliqué, responsabilisé sur ses objectifs.

Le problème est simple : il veut assumer tous les postes de l’entreprise, ne laisse aucune place valorisante pour son management et ses collaborateurs. Hier, le manager du technicien aurait dû être présent dès le début et mener l’entretien au bout d’un quart d’heure. Le patron l’aurait alors observé, en silence, sans jugement et lui aurait proposé un commentaire après coup. Ce matin, il a fait son job, c’est sûr mais aussi celui de ses managers qui auraient dû conduire les trois quarts de la réunion et faire intervenir les techniciens qui connaissent bien le terrain et sont souvent plus crédibles que leurs chefs.

« Tu prives au quotidien tes collaborateurs de leur place dans l’entreprise. Ils ne peuvent grandir car tu les ignores, tu fais comme s’ils n’étaient pas capables. Ta fatigue vient de ce rôle que tu te donnes de les jouer tous en même temps. Et comme tu n’es pas Superman, tu n’as pas de grand pouvoir, tu es surmené et tu connais la suite. Que fait-on ? »

Ambiance dans le bureau, négociations autour de mes constats ; il ne rend pas les armes si facilement. Mais finit par les rendre, de guerre lasse probablement.

Un mois passe. Aux dires des équipes, les choses vont un peu mieux. C’est pas gagné.

Je reviens pour une nouvelle réunion générale. Les managers sont sous pression, ils mettent la dernière main à leur présentation, relisent leur introduction, envisagent les objections. Je comprends qu’il se passe quelque chose. La réunion commence, introduction par le boss qui passe la main à un chef d’équipe au bout de quelques minutes. Ce dernier est tout rouge, c’est la première fois. Je suis derrière le boss pour exercer la pression nécessaire à son silence.

Le chef d’équipe est bien obligé de nager ; les premières brasses, il surnage, puis nage, prend un peu d’assurance, se détend, jusqu’à ce qu’un technicien lui oppose un contre-argument. Panique à bord.

Du coup, vieux réflexe, le technicien porte son regard sur le boss en sous-entendant : « c’est à toi que je pose la question ». Moment de vérité. Le boss se contrôle, renvoie du regard la question à son chef d’équipe qui n’en revient pas. La réunion s’achève une heure plus tard.

Le chef d’équipe a fait participer les techniciens les plus assurés et certaines assistantes qui ont proposé des solutions intéressantes pour doper la performance de la boîte. Le boss a fait la conclusion et tout le monde s’est remis au travail. Good way !

Le boss se tourne vers moi, tout chaviré, pour un commentaire.

Je dis « ce n’est pas vers moi qu’il faut te tourner mais vers ton  chef d’équipe qui a fait un effort pour occuper la place que tu lui a donnée ».

État de grâce. Le chef d’équipe est reçu dans le bureau du boss, on lui apporte un café. Le boss est là, rien que pour lui, à l’écoute de ses ressentis. Ils commentent ensemble la réunion.

Ce jour-là, le boss a donné un deuxième manager à son entreprise. Il est parfois de belles pages à écrire, ne passons pas à côté.

7ème remarque : déléguer n’est pas abandonner mais un deuil est souvent nécessaire.

Il s’agit d’être motivé. Si l’on prend conscience qu’une absence de délégation empêche l’entreprise de grandir et étouffe ses talents, alors une remise en cause est possible. Mais ce n’est jamais gagné, chassez le naturel…

Épilogue

Trois mois plus tard, après avoir pris des nouvelles à distance et constaté que les choses s’étaient considérablement améliorées, je revins.

Le boss passe me prendre à l’hôtel vers 8h00. Il est détendu et souriant, me parle de ses enfants et des dernières vacances. Un autre homme. La matinée passée me confirme qu’un management différent fait avancer l’entreprise. Le boss n’est plus en train de faire « tout le travail ». Sans stress, avec le temps que la délégation procure, il va, questionne, écoute (beaucoup), réfléchit, anticipe… bref, il fait son boulot. Je n’en crois pas mes yeux. Quel courage, quelle volonté pour se  remettre en question à ce point !

Il me ramène à la gare. Nous sommes silencieux dans la voiture car il n’y a pas grand-chose à dire. « Il reste quand même un problème. Parfois, souvent, quand je rentre à la maison, je ne suis pas fatigué (comme avant) et je me dis : « ai-je vraiment donné le meilleur de moi-même? »

L’association « efficacité-fatigue » doit être remis en question.

Par Bernard JOURDAN, le 19/03/2018

Le patron d’une petite entreprise (une quarantaine de personnes) m’appelle.
« Je suis en train de mettre le feu à ma boite. Il paraît que je suis insupportable, parfois infecte, les gens ne peuvent plus me supporter, au secours. »
1ère remarque : il a déjà eu l’immense courage de le formuler
Nous communiquons à distance.
« Je ne sais pas ce qu’il se passe. Pour moi, tout est normal, je donne le meilleur de moi-même et pourtant les gens autour de moi semblent me fuir dès que la pression monte un peu. Je ne me rends pas compte de grand-chose. Je suis pourtant comme d’habitude. Viens ! »
2ème remarque : il a su se méfier de sa propre perception. 
Il a écouté ses collaborateurs, car il sait que, sous stress sévère, le comportement change et le raisonnement s’obscurcit.
Je viens donc. Et je suis accueilli par tout le personnel réunit autour d’un café. Le patron est là, au milieu. Il dit : « J’ai fait venir Bernard pour m’aider dans mon management car je sens bien que quelque chose ne va pas, et il se pourrait que ce quelque chose ce soit un peu moi. Il a carte blanche pour aller discuter avec vous et comprendre d’où vient le problème. »
3ème remarque : une qualité irrationnelle du management s’appelle le courage. Nous y sommes.
Je fais le tour. Je vois les managers, les techniciens, les assistantes, le magasinier, … Tout le monde me dit la même chose : « notre patron est super, mais il en fait trop et là, à bout de nerf, il devient horrible. On a qu’une envie, c’est de partir. » Je constate beaucoup d’émotion dans les paroles que j’entends.
4ème remarque : ce ne sont pas ses qualités de patron qui sont le problème. 
Le problème c’est son comportement.
Après quelques heures passées en interview, retour vers mon client, pas inquiet. Je lui confirme que ce que j’ai entendu correspond bien à ce qu’il m’a expliqué.
La journée avance. Qu’avons-nous au programme ?
« Un entretien d’embauche, je dois confirmer son arrivée à un nouveau technicien et demain matin une réunion avec toute l’entreprise. »
Le nouveau technicien arrive à l’heure dite. Il est reçu par son nouveau patron qui lui explique sa mission, la raison de ce recrutement, les objectifs qui seront les siens, … mais aussi qu’il devra porter des chaussures de sécurité, embaucher à 8h15, faire des notes pour ses paniers repas, déposer ses congés au plus tard le … J’arrête là.
Le manager du nouvel embauché est, quant à lui, convié en toute fin d’entretien, une heure et quart quand même. Il vient et ressort deux minutes après avec son nouveau collaborateur.
5ème remarque : une première piste pour moi. 
Le patron a fait son job, bien, pendant un quart d’heure (mission, objectifs) mais aussi celui de son manager, le frustrant au passage de prendre sa place dans le processus. Une heure de perdue pendant laquelle il n’a pu prendre aucun coup de fil, répondre à aucune question, ni discuter à bâtons rompus avec son personnel. Soit ! Ca peut arriver.
Le lendemain, réunion générale à 8h. Tout le monde est là. 
Le patron n’est pas dans un bon jour, les résultats ne sont pas là et il s’est fait remonter les bretelles par son «N+1». 
Il commence néanmoins par une présentation des résultats qui pondèrent certaines contreperformances : 10 minutes.
Ensuite, il embraye sur la présentation d’un nouveau produit, en fait la démonstration, l’argumentaire, explique la meilleure cible client pour ce type de produit…
Puis, c’est le tour des impayés et là, le ton monte, accusateur envers deux ou trois techniciens qui piquent immédiatement du nez. Pour finir, les lettres de réclamation sont passées en revue sous l’oeil penaud des assistantes encore présentes car certaines, voyant venir l’orage, sont reparties à leur poste. Notre patron finit la réunion exténué, tout rouge, énervé, mais aussi satisfait. « J’ai tout donné », me dit-il en aparté.
6ème remarque : il faut sérieusement s’interroger sur ce que veut dire « tout donner ». 
Au constat que, si l’épuisement rime avec la honte et la culpabilité des collaborateurs, on est surement passé à côté d’une certaine idée de l’efficacité.
Je comprends tout. Notre patron est un type bien, dévoué, impliqué, responsabilisé sur ses objectifs.
Le problème est simple : il veut assumer tous les postes de l’entreprise, ne laisse aucune place valorisante pour son management et ses collaborateurs. Hier, le manager du technicien aurait dû être présent dès le début et mener l’entretien au bout d’un quart d’heure. Le patron l’aurait alors observé, en silence, sans jugement et lui aurait proposé un commentaire après coup. Ce matin, il a fait son job, c’est sûr, mais aussi celui de ses managers qui auraient dû conduire les trois quarts de la réunion et faire intervenir les techniciens qui connaissent bien le terrain et sont souvent plus crédibles que leurs chefs.
« Tu prives au quotidien tes collaborateurs de leur place dans l’entreprise. Ils ne peuvent grandir car tu les ignores, tu fais comme s’ils n’étaient pas capables. Ta fatigue vient de ce rôle que tu te donnes de les jouer tous en même temps. Et comme tu n’es pas superman, tu n’as pas de grand pouvoir, tu es surmené et tu connais la suite. Que fait-on ? »
Ambiance dans le bureau, négociations autour de mes constats ; il ne rend pas les armes si facilement. Mais finit par les rendre, de guerre lasse probablement.
Un mois passe. Aux dires des équipes, les choses vont un peu mieux. C’est pas gagné.
Je reviens pour une nouvelle réunion générale.
Les managers sont sous pression, ils mettent la dernière main à leur présentation, relisent leur introduction, envisagent les objections. Je comprends qu’il se passe quelque chose.
La réunion commence, introduction par le boss qui passe la main à un chef d’équipe au bout de quelques minutes. Ce dernier est tout rouge, c’est la première fois.
Je suis derrière le boss pour exercer la pression nécessaire à son silence.
Le chef d’équipe est bien obligé de nager, les premières brasses, il surnage, puis nage, prend un peu d’assurance, se détend, jusqu’à ce qu’un technicien lui oppose un contre-argument.
Panique à bord.
Du coup, vieux réflexe, le technicien porte son regard sur le boss, sous-entendant : « c’est à toi que je pose la question. »
Moment de vérité.
Le boss se contrôle, renvoie du regard la question à son chef d’équipe qui n’en revient pas.
La réunion s’achève une heure plus tard.
Le chef d’équipe a fait participer les techniciens les plus assurés et certaines assistantes qui ont proposé des solutions intéressantes pour doper la performance de la boite. Le boss a fait la conclusion et tout le monde s’est remis au travail. Good way !
Le boss se tourne vers moi, tout chaviré, pour un commentaire.
Je dis « ce n’est pas vers moi qu’il faut te tourner mais vers ton chef d’équipe qui a fait un effort pour occuper la place que tu lui a donnée ».
Etat de grâce. Le chef d’équipe est reçu dans le bureau du boss, on lui apporte un café. Le boss est là, rien que pou lui, à l’écoute de ses ressentis. Ils commentent ensemble la réunion.
Ce jour là, le boss a donné un deuxième manager à son entreprise. Il est parfois de belles pages à écrire, ne passons pas à côté.
7ème remarque : déléguer n’est pas abandonner, mais un deuil est souvent nécessaire. 
Il s’agit d’être motivé. Si l’on prend conscience qu’une absence de délégation empêche l’entreprise de grandir et étouffe ses talents, alors une remise en cause est possible. Mais ce n’est jamais gagné, chassez le naturel…
Epilogue
Trois mois plus tard, après avoir pris des nouvelles à distance et constaté que les choses s’étaient considérablement améliorées, je revins.
Le boss passe me prendre à l’hôtel vers 8h00. Il est détendu et souriant, me parle de ses enfants et des dernières vacances. Un autre homme. La matinée passée me confirme qu’un management différent fait avancer l’entreprise. Le boss n’est plus en train de faire   « tout le travail ». Sans stress, avec le temps que la délégation procure, il va, questionne, écoute (beaucoup), réfléchit, anticipe… bref, il fait son boulot. Je n’en crois pas mes yeux. Quel courage, quelle volonté pour se remettre en question à ce point !
Il me ramène à la gare. Nous sommes silencieux dans la voiture car il n’y a pas grand-chose à dire. « Il reste quand même un problème. Parfois, souvent, quand je rentre à la maison, je ne suis pas fatigué (comme avant) et je me dis, « ai-je vraiment donné le meilleur de moi-même ? »
L’association « efficacité-fatigue » doit être remise en question.

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